Par Anaël Turcotte
Note: cet article a été rédigé en juin 2016. Pour des raisons poétiques et à cause de la peste noire en 1347, il n’a pas été publié jusqu’à ce jour.
Chez le Collectif RAMEN, l’une de nos missions est de redécouvrir la poésie dans les lieux de Québec-ville. Surtout les lieux où on ne l’attend pas. (On n’attend pas la poésie, de toute façon. Elle s’impose la plupart du temps.) Pour nos lecteurs et lectrices sur les Internets, on envahit des endroits et on les passe à l’extracteur à mots. Première invasion poétique: destination Marché aux Puces Charest, avec Lux, Lucie Jean et moi-même.
Le marché est près de la basse-ville et pourtant je ne m’y étais jamais rendu. On est accueillis à l’extérieur par quelques vendeurs qui profitent du soleil derrière leurs tables remplies d’objets. Déjà, on goûte à la magie du marché. Des films, des outils ou des appareils affichés autrefois dans les pages du catalogue Eaton se retrouvent côte à côte dans un ordre apparemment aléatoire et à un prix anachronique. Le tricycle rouillé près des figurines de schtroumpfs, le bidon à essence derrière les jouets pour enfants. Ce marché ne se réclame pas d’identité; il l’affirme sans complexe.
À l’intérieur du marché se trouve un monde riche, cette petite communauté de marchands et de marchandes qui vendent des parcelles d’univers. Décorations de Pâques, vêtements, antiquités, affiches en néons, animaux empaillés, chandeliers, toupies, sacs de chips, bibelots, Jésus dans un aquarium, ton âme, le meurtrier de Kennedy, les bas perdus dans la sécheuse. Tout. Si une chose a déjà existé, elle s’y trouve. Avec un prix et une anecdote.
Le marché aux puces, c’est l’histoire déconstruite, c’est tous les temps conjugués en même temps dans un espace. Il n’y a aucune volonté des vendeurs de séparer les époques. Au contraire, le contraste est l’élément qui lie chaque objet avec le suivant. Après avoir observé quelques acquisitions récentes, celui qui me guide dit : «Ce cadre-là « Joyeux Noël », il est de 1920.» Je ne sais pas de quelle décennie vous provenez, chers lecteurs et lectrices, mais 1920 c’était le siècle passé. 1920 c’est un lieu. 1920 c’est ce cadre-là devant moi. Près et loin. Récent et passé. Juin et Noël.
Les vendeuses et les vendeurs sont des poètes. Des poètes de l’agencement, de l’esthétique, de l’éclairage, de la thématique. Ce sont des experts dans l’art de brouiller les limites entre ce qui se vend et ce qui ne se vend pas. Des encyclopédies sur pattes. Des Wikipédia d’un monde déconnecté et reconstitué de leurs propres mains. Des historiens de notre propre monde et du leur, dans les détails. Ils savent l’origine des choses, leur prix par cœur, le contexte de trouvaille, l’utilité des objets, leurs particularités. Le marché aux puces, c’est le seul endroit commerçant où on entendra cette phrase honnête sans trop s’étonner : «Ça, on a trouvé ça dans la shed d’un vieux bonhomme. Regarde ici, ça a été grignoté par les rats, mais c’est pas grave.» (Citation intégrale. Je le jure.)
Au marché aux puces, on trouve tout si joli. On y habiterait, même. On achèterait chaque objet, pour recréer le décor chez soi. Le problème, c’est que le marché se rapproche plus du musée que du magasin. Il faudrait tout acheter sans exception et louer les services de ces collectionneurs et collectionneuses pour nous raconter des histoires sur chaque babiole. On peut toujours rêver.
Ce qui est venu me chercher le plus, c’est que l’endroit est très près des gens de Québec. Autant dans l’approche commerciale que dans la mission du marché. C’est un lieu de récupération, de recyclage, de remise en circulation. C’est un des derniers commerces où il est bien vu de négocier. Le marché aux puces se nourrit à même les archives et les souvenirs des gens, à même leur existence matérielle. Il vit par le désir des gens de Québec de renouer avec leur propre fond de grenier collectif. Il est un intermédiaire et une sorte d’œuvre d’art accidentelle.